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Désatres ô ciron
16 janvier 2010

Exercice de style n°8 : Madeleine façon Proust

Un jour que j'attendais le tram, j'aperçus sur le quai qui faisait face au mien deux jeunes filles dont le comportement inhabituel attira mon attention, non pas à la manière des excentriques qui d'un trait de maquillage mal placé ou trop grossier font le panache d'un nouveau genre destiné à choquer les bien-pensants, mais plutôt parce qu'il dénotait d'une impatience que l'on attribue à tord à la jeunesse parce que les adolescents semblent toujours pressés d'entrer pleinement dans la vrai vie dont ils apprendront par la suite qu'elle est chimérique, mais qui est en réalité l'apanage des adultes qui, parce qu'ils ont pris conscience de l'imminence, du moins de la possibilité, de leur mort, ne supportent pas de perdre leur temps précieux à attendre le transport qui doit les mener aux véritables événements de leur vie sans se rendre compte que la vie réside justement dans ces moments d'attente. Le plaisir que m'apporta cette rencontre fut d'autant plus vif que je la savais fugace et unique ; j'avais en effet conscience du fait que ces deux jeunes filles allaient disparaître avec le prochain tramway et c'est ce qui leur conférait ce caractère si exceptionnel, comme à toute belle personne que nous ne croisons qu'une seule fois et à qui nous accordons facilement de nombreuses qualités précisément parce qu'elle a celle du mystère puisque sa vie restera pour toujours étrangère à la nôtre, ce qui permet à la fois de poser sur elle tous nos rêves et d'atteindre également ce haut degré de frustration, sans lequel il n'y a pas de plaisir, car aucun de ces rêves ne peut être vérifié ; pourtant cette fois, le premier tramway me les laissa et je remerciai intérieurement le destin qui m'avait laissé ce répit. Un nouveau tram mit fin à leur attente et ajouta à mon plaisir car en descendit une jeune fille dont les grands yeux bleus, le sourire blond et la peau délicieusement veloutée semblaient avoir été déposés sur une toile par les tendres coups de pinceau d'un artiste inspiré, si bien que je crus avoir devant moi la « Dame à la licorne » de Raphaël qui eût seulement troqué sa robe de soie mordorée contre un jupon de lin rosé afin de passer inaperçue et, lorsque son regard croisa le mien, mon cœur battit à tout rompre comme si la grande dame avait un instant écarté son masque pour ne se faire connaître que de moi, idée qui, emplissant mon âme d'un bonheur immense, m'embrouilla à tel point que je ne pus saisir que des bribes du dialogue qui suivit où il était question de retard et de théorie de l'avant du tram. Les trois jeunes filles en fleur s'éloignèrent ensuite en projetant un voyage et, songeant que je ne les verrais plus, ce en quoi j'avais tord, je montai moi-même dans un tramway pour me rendre chez les Swann.

Quelques jours plus tard, j'eus pourtant la chance de recroiser ma dame à la licorne devant la salle des fêtes de Charmes et je voulus y voir un signe du destin qui m'encourageait à l'aborder, mais celle-ci ne sembla pas me reconnaître et la laissant à sa famille, qui fêtait ce qui semblait être son anniversaire, je me contentai de la contempler de loin comme un esthète une pièce de musée.

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